Revue de presse : CHRONIQUE EN LANGUEDOC Saint-Antonin

CHRONIQUE EN LANGUEDOC

Source  : La Dépêche de Toulouse 4 mars 1897 – article signé Rémo. Certains mots n’ont pas  pu être reconnus ; nous prions nos lecteurs de nous en excuser. Vous pouvez récupérer le texte en version  doc par le lien en fin d’article.

Saint-Antonin

La Dépêche de Toulouse : cliquez sur la vignette

Il ne saurait nous déplaire d’entendre aujourd’hui nos cléricaux catholiques mêler leurs cris d’exécration aux nôtres, de les voir avec nous s’indigner contre la sauvage barbarie des Turcs, contre les odieuses exactions, les massacres horribles commis par eux sur les chrétiens de l’Arménie et de la Crète. De leur part, cette indignation serait même un sentiment tout à fait louable, s’ils en étaient venus à réprouver leurs forfaits passés, à maudire le rôle de bourreau qu’au Moyen Âge, au treizième, au seizième, au dix-septième siècles, et presque jusqu’à la veille de la Révolution, ils exercèrent contre notre Midi languedocien, avec une férocité, plus calculée peut-être, mais, certes, non moins atroce, que celle déployée de nos jours par les Turcs sur la tête des Crétois et des Arméniens.

Mais je crains fort que les orthodoxes du culte catholique n’aient encore rien appris et rien oublié, que leur état d’âme (les circonstances seulement ayant changé) reste ce qu’il était durant nos guerres exterminatrices de persécutions religieuses, et que jamais ils ne parviennent à cet esprit de bonne tolérance mutuelle qui devrait bien devenir le fond de toute croyance, de toute foi humaine.

Ce que les catholiques accomplirent sur la cité de Saint-Antonin au treizième et au dix-septième siècles suffit pour montrer que les Turcs, en Arménie et en Crète ne sont pas des oppresseurs pires qu’ils ne le furent, eux, au temps de leur toute-puissance, contre les populations du Languedoc.

On en pourra juger. Quelques mots d’abord sur la situation et l’origine de la cité.

La petite ville de Saint-Antonin, autrefois enclavée dans le Rouergue, est de nos jours un chef-lieu de canton de Tarn-et-Garonne. Située à l’extrémité du Causse qui s’étend entre la rive droite de l’Aveyron, la Bonnette et le Condé, ses maisons, dont quelques-unes datent de la fin du treizième siècle, groupées sur l’énorme massif rocheux d’Anglars, Saint-Antonin possède la plus ancienne maison commune

France certainement l’une des plus curieuses et des plus élégantes. C’est miracle si elle n’a pas été réduite en cendres par les croisés de Simon de Montfort ou par les armées catholiques de Louis XIII. Cet hôtel de ville, édifié probablement vers 1140 (quatre ans auparavant le bourg avait obtenu sa charte municipale), récemment restauré par Viollet-le-Duc, présente, au rez-de-chaussée, une rangée d’arcades ogivales ; au premier étage, une galerie en claire-voie divisée en trois travées par des piliers et des colonnettes décorés de chapiteaux et de figures symboliques ; au second étage, des fenêtres géminées ; au sommet, un beffroi carré.

Le lieu où s’élève Saint-Antonin s’appelait anciennement la Vallée-Noble. En 763, Pépin le Bref, devenu maître de l’Aquitaine, et sur l’emplacement d’un municipe gallo-romain où, dit-on, saint Antonin de Pamiers vint prêcher l’Évangile, y trouva un monastère, dont toutes traces ont depuis longtemps disparu. Peu après, le bourg fut bâti.

Dès le dixième siècle, Saint-Antonin eut des vicomtes qui étaient parmi les plus riches vassaux des comtes de Toulouse. Le plus célèbre d’entre eux, Raymond Jourdain, qui s’acquit le nom d’excellent troubadour par les chansons qu’il composa en l’honneur d’Adelays, dame du château voisin de Penne, a raconté succinctement la prise de Saint-Antonin par Simon de Montfort, qui l’assaillit en 1212 :

« Ceux de Saint-Antonin firent acte de hardiesse, poussés par Azémat Jordan ; mais quand arriva le moment de la lutte, il n’y en eut pas un qui eût à s’en réjouir. En moins de temps que ce qu’il vous eût fallu pour cuire un œuf, les croisés s’en emparèrent. Au Moûtier se réfugièrent femmes et hommes, mais on les dépouilla tous et ils restèrent nus. »

Voici de l’événement un récit plus complet, publié par des contemporains, recueilli et commenté par des hommes (tel Nodier) qu’on ne pourrait suspecter de tendresse pour les Albigeois.

Lorsque Simon de Montfort résolut d’assiéger Saint-Antonin, Pons, son vicomte, n’ayant fait aucuns préparatifs de défense, Raymond VI, comte de Toulouse, y envoya un chevalier, nommé Adhémar Jourdain, avec. quelques hommes d’armes. L’avant-garde de l’armée ennemie, conduite par l’évêque d’Albi, parut bientôt sur les bords de l’Aveyron, au pied de la colline où étaient, assises les vieilles murailles des vicomtes. Sommés de se rendre le gouverneur répondit : « Que le comte de Montfort sache que jamais les Bourdonniers ne viendront à bout de prendre mon château. » Il nommait ainsi les croisés par dédain, parce qu’ils portaient des bourdons pour marque de leur pèlerinage.

Montfort, instruit de la réponse d’Adhémar, jura de l’en faire repentir. Ses soldats se chargèrent promptement de l’exécution de ce serment. Les Bourdonniers avaient à peine planté leur camp, que le soir même les habitants de Saint-Antonin firent une sortie et vinrent l’assaillir. Ils furent repoussés avec vigueur jusque dans la place par les sergents de Montfort, qui, profitant audacieusement de ce premier succès, sans ordre de leurs généraux, attaquèrent trois barbacanes des ouvrages extérieurs et s’en rendirent maîtres ; la nuit seule mit un terme à leurs progrès.

L’épouvante s’empara des assiégés. À la faveur des ténèbres, une partie d’entre eux prit la fuite par une porte que ne bloquaient point les soldats de Montfort ; mais ceux-ci, s’apercevant de cette retraite, les poursuivirent et firent main basse sur les fuyards qu’ils purent atteindre. À minuit, le vicomte Pons, s’attendant bien que le lendemain la ville ne pourrait résister, envoya dire à Montfort qu’il lui remettrait les clefs de la place, à condition qu’il se pourrait retirer où il voudrait avec ses gens. Montfort refusa d’accéder à cette demande. Pons se rendit à discrétion. Les croisés le chargèrent de fers, et il fut traîné, ainsi que le gouverneur et les chevaliers restés à Saint-Antonin, dans les cachots de la cité de Carcassonne. Les croisés entrèrent ensuite dans la ville de très grand matin. Elle fut livrée au pillage et entièrement dévastée ; on n’épargna ni le clergé séculier, ni les moines. Trente des principaux habitants furent livrés aux bourreaux, et le terrible Simon n’accorda de grâce au reste que pour ne pas dépeupler entièrement les murs qu’il venait d’ensanglanter.

Baudouin, frère de Raymond VI, qui s’était rendu coupable de félonie au château de Bruniquel, en trahissant son souverain et en joignant sa bannière aux étendards de ses ennemis, fut nommé gouverneur de Saint-Antonin et s’établit dans la place avec une nombreuse garnison.

En 1226, Gui de Montfort céda la cité de Saint-Antonin au roi de France, et aussitôt Louis VIII y envoya frère Ebrard, chevalier du Temple, pour en prendre possession et recevoir le serment de soumission et de fidélité des habitants.

Les pauvres bourgeois de ce temps où l’Europe entière était divisée et, déchirée par des pouvoirs étrangers les uns aux autres, souvent ennemis et toujours rivaux, ne se décidaient qu’en tremblant à faire acte de fidélité envers des partis que la fortune pouvait abandonner le lendemain.

Ceux de Saint-Antonin n’osèrent se déclarer ouvertement, dans la crainte d exciter la colère du comte de Toulouse. Ils firent cependant le serment demandé, en priant les vainqueurs de ne pas ébruiter cette action par laquelle ils se détachaient de l’obéissance qu’ils avaient promise à Raymond, et de tenir leur obligation secrète. Ils se réservaient même pour condition que leurs nouveaux maîtres obtiendraient du cardinal-légat la levée de l’interdit qui avait été lancé sur leur ville. Ces municipes de l’une des petites villes frontière du Rouergue et l’Albigeois, courbés sous l’épée des hommes de guerre, souples et obligés de ruser avec les porteurs de bourdon, de heaume et de cuirasse, condamnés à ménager tous les partis, représentant bien dans un seul tableau, plein d’énergie et de vérité et qui inspire l’horreur des persécutions, de quelque nature qu’elles soient, toute l’histoire et toutes les mœurs d’un siècle.

D’après les articles du traité de paix conclu, en 1229, entre le roi et le comte Raymond Vil, la ville de Saint-Antonin devait être restituée à ce dernier, ainsi que celle de Cahors et quelques autres fiefs du Quercy. Mais le bon saint Louis éprouva le désir pieux de garder les places dont il était possesseur, et force fut au comte de se laisser spolier.

Momentanément enlevée à la couronne de France, au quatorzième siècle, par les Anglais, Saint-Antonin n’eut pas trop à souffrir de leurs ravages. Il était réservé, deux siècles plus tard, aux troupes catholiques dirigées par Richelieu et commandées par Louis XIII d’opérer presque aussi bien sur les pauvres bourgeois de Saint-Antonin que les Bourdonniers de Montfort.

En haine des persécutions et de la honte que leurs pèlerins avaient dû subir au treizième siècle, les habitants de Saint-Antonin avaient adopté avec ardeur la Réforme. Prise successivement, au seizième siècle, par les catholiques et par les huguenots, et ses citoyens se distinguant constamment par leur bravoure dans les combats divers où ils eurent à prendre part, la ville de Saint-Antonin, depuis quelques années acquise à la cause protestante, fut assaillie, en 1621, par Louis XIII.

Après la prise de Nègrepelisse, livrée au feu et au pillage par les troupes royales, le roi s’avança vers Saint-Antonin pour accélérer le siège que le duc de Vendôme et le maréchal de Thémines avaient commencé quelques jours auparavant. Les approches en avaient été défendues avec intrépidité. Mais plusieurs batteries, bien placées et bien dirigées, malgré la difficulté du terrain, répandirent la terreur et la mort dans la ville. Elle dut capituler le 21 juin. Tous les soldats protestants qui n’étaient point nés dans Saint-Antonin furent désarmés et mis hors la ville, un bâton blanc à la main.

Quinze habitants furent arrêtés et onze d’entre eux livrés au supplice. Parmi ces derniers, on distinguait le capitaine de la ville, nommé Valiergue, le procureur du roi et un ministre protestant. Pendant qu’on pendait celui-ci, rapporte un auteur contemporain, il se trouva un soldat catholique, qui composait et débitait des vers, au milieu des rires approbatifs de la troupe, pour insulter au malheur des vaincus.

Les Turcs ont-ils donc usé de plus abominables procédés contre les chrétiens de la Crète et de l’Arménie ? Tous les fanatiques se valent (???) cruelles rapacités. Et l’actuel état d esprit de nos cléricaux me semble nous éloigner autant qu’au treizième siècle de la philosophique abbaye de Thélème où « pense et fais ce que vouldras » deviendrait la devise de chaque être humain.

RÉMO.

Lien pour le texte en version doc.
1897_03_04_Chronique – Remo

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